Interview réalisée par Marie-Line El Haddad
Seul film d’animation sélectionné cette année dans la catégorie “Paysage” du Festival du Film Coréen à Paris, The Square offre un regard rare et sensible sur Pyongyang.
Avec The Square, Kim Bo-sol signe un premier long métrage d’animation d’une rare intensité, où l’intime et le politique se rejoignent pour raconter la solitude d’un homme dans la Pyongyang contemporaine. Inspiré à la fois par un témoignage réel et par le roman coréen La Place, le film déploie une mise en scène dépouillée qui éclaire les zones grises d’une société sous surveillance et les instants fragiles où l’humanité parvient encore à s’exprimer. Dans cet entretien, le réalisateur revient sur la genèse de son film, ses choix artistiques et la manière dont The Square a trouvé son chemin jusque sur la scène internationale.
Marie-Line El Haddad : The Square est votre premier long métrage d’animation. Qu’est-ce qui vous a donné l’élan de passer du court au long format ?
Kim Bo-Sol : Mon objectif a toujours été de réaliser un long métrage. Depuis le milieu de ma vingtaine, je voulais devenir réalisateur, et cette ambition s’accompagnait naturellement du désir de faire un film long. À l’origine, je me destinais aux arts plastiques, mais j’ai finalement choisi le cinéma parce que je cherchais une forme artistique offrant une grande surface d’expression visuelle. Un long métrage permet une amplitude bien plus large qu’un court. Je n’ai donc jamais vraiment pensé “court puis long” comme deux étapes distinctes : le long métrage a toujours été la destination.
MLEH : Le titre original, Gwangjang, signifie “la place publique”. Dans le contexte de Pyongyang, cette place évoque à la fois le collectif et la surveillance. Quelle signification vouliez-vous donner à ce terme dans votre film ?
Kim Bo Sol : Pour répondre, je dois revenir à l’origine du projet.
Je m’intéressais depuis longtemps à la Corée du Nord et je suis tombé sur l’interview d’un diplomate suédois ayant vécu trois ans à Pyongyang. Quand un journaliste lui a demandé comment se passait sa vie là-bas, il a répondu : « J’étais très seul. » Il expliquait que son plus grand souhait aurait été de boire une bière avec ses collègues nord-coréens après le travail, mais que cela était impossible en raison de la surveillance constante. Son seul moyen de décompresser était de faire du vélo, seul, sur une autoroute vide. Cette image m’a profondément marqué. Et dans mon esprit, ce lieu de solitude n’était pas une autoroute, mais une place. C’est ce qui a lancé l’idée de The Square et donné son titre.
La seconde source est le roman coréen La Place, où deux espaces symboliques coexistent : la pièce close, lieu de l’individualité, et la place publique, lieu de la socialisation. Le roman explique qu’un être humain équilibré doit pouvoir circuler entre ces deux espaces. En Corée du Nord, ce mouvement est impossible : la pièce close n’est pas un refuge pour l’individu,
la place publique n’est plus un lieu de communauté mais un lieu de surveillance. Je voulais offrir à Myungjun (personnage secondaire du film, ndla) un moment, même très court, où il peut redevenir un être humain entier. Ce roman m’a guidé dans la manière de regarder la Corée du Nord avec justesse et sincérité lors de l’écriture.

MLEH : La musique occupe une place majeure dans The Square, presque comme un personnage. Comment avez-vous travaillé cette dimension sonore ?
Kim Bo-Sol : Nous avons travaillé avec le compositeur Jeong Yong-jin, ce qui était exceptionnel pour un premier long métrage car il est très expérimenté, notamment grâce à ses collaborations avec Hong Sang-soo. Lors de mon premier appel, il m’a d’ailleurs répondu qu’il ne travaillait pas avec des étudiants. Mais j’avais une petite connexion passée avec lui, datant de neuf ans, qui m’a permis de le recontacter et de le convaincre. Notre réflexion principale était la suivante : dans ce film, les moments sans musique sont aussi importants que ceux avec musique.
Lorsque j’ai envoyé la première version montée, j’avais indiqué les zones où la musique pourrait intervenir. Au fil des échanges, le compositeur m’a évoqué des musiques issues de pays communistes ou socialistes, notamment la Hongrie, ce qui correspondait très bien à l’atmosphère du film. J’accordais beaucoup d’importance aux scènes où il ne devait surtout pas y avoir de musique, comme lorsque Myungjun explore la maison de Borg (personnage principal du film, ndla) et découvre les photos. Quand j’ai reçu la première proposition musicale, elle nécessitait très peu de corrections. Nous avons presque tout conservé tel quel.
À l’origine, je voulais intégrer dans le lecteur CD un morceau du compositeur Kim Soon-nam, un musicien sud-coréen des années 1950 effacé de l’histoire pour avoir traversé la frontière vers le Nord. Il avait passé le reste de sa vie à copier des partitions à la main. Je voulais faire revivre sa musique, mais j’ai finalement pensé qu’il valait mieux laisser cet espace à l’imagination du spectateur. Le compositeur a été du même avis, et nous avons retiré la musique prévue pour le lecteur CD.
MLEH : The Square a reçu un accueil très fort à Annecy et dans plusieurs festivals internationaux. Comment avez-vous vécu ce succès pour un film qui traite d’un sujet aussi délicat ?
Kim Bo-Sol : Je ne m’y attendais absolument pas. Pendant des mois, alors que le film commençait à être sélectionné à l’étranger, il n’était invité à aucun festival en Corée. Deux mois après la fin de la production, mon équipe et moi étions convaincus que le film n’intéressait personne. Recevoir ensuite autant d’invitations internationales a été une immense surprise et une profonde gratitude. Cela m’a redonné envie de travailler immédiatement sur un nouveau projet, de viser plus haut, de faire encore mieux. Ce succès m’a donné beaucoup d’ambition et d’énergie.
Un grand merci aux équipes du FFCP et en particulier à Cédric Callier pour l’organisation de cette interview!
Depuis maintenant vingt ans, le Festival du Film Coréen à Paris (le FFCP pour les habitués) offre chaque année, entre fin octobre et début novembre, une sélection de films coréens soigneusement choisis. Véritable passerelle entre la création sud-coréenne et le public français, le festival met en lumière la diversité du cinéma coréen, des œuvres d’auteur aux grandes productions, et accueille régulièrement équipes, réalisateurs et acteurs venus présenter leurs films en exclusivité.
